CHAPITRE III
Marts regardait la sphère.
Depuis son arrivée sur l’Inter, il avait montré une attitude passive. Baslow lui avait fait retirer la cagoule des condamnés à mort. En était-il reconnaissant à ses nouveaux geôliers ? On ne savait. Il avait été signifié au savant que lui et ses collaborateurs acceptaient des risques en prenant en main un tel personnage.
Marts était un assassin.
Il pouvait donc une fois de plus s’avérer dangereux. Certes, en cas de rébellion, il avait bien peu de chance. On ne s’évade pas d’une île spatiale, sinon en s’emparant par la violence d’une vedette cosmocanot, en s’élançant seul (et sans rien connaître de cette navigation ultra délicate) à travers l’immensité.
Mais une telle éventualité n’existe guère que dans les romans de science-fiction.
Marts avait dû reconnaître qu’on le traitait bien, qu’il était fort convenablement nourri, que sa cellule, en fait une cabine semblable à toutes celles des passagers de l’A-1, était des plus confortables encore qu’exiguë.
Il devait bien savoir que tout geste hostile serait promptement réprimé et qu’il n’irait pas loin. De toute façon, il se savait – ou se croyait – promis à une mort prochaine. Il n’avait cependant plus recommencé à injurier ceux qu’il considérait comme des postulants bourreaux.
Éric et Yal-Dan étaient venus le quérir, l’invitant à les accompagner. Sans la moindre observation ni la plus petite velléité de résistance il les avait suivis jusqu’au proche laboratoire.
On l’avait prié de s’asseoir sur un simple siège métallique. Et autour de lui il avait pu regarder, observer, chercher à comprendre.
Une installation très compliquée dont le sens évidemment lui échappait. Des écrans assez vastes, disposés alentour, formant un hexagone dont un des pans était manquant, et servait d’issue.
Au centre, la sphère prismoïde avec laquelle il faisait connaissance.
Elle irradiait doucement. Elle semblait légèrement instable et était secouée de faibles soubresauts qui la faisaient osciller sur sa base, base qui d’ailleurs était invisible. Le prisme semblait suspendu mais Marts, encore qu’il ne fût nullement un érudit, savait cependant qu’il devait y avoir là une sorte de lit constitué d’ondes bleues, ces ondes dites « musclées » découvertes quelques décennies auparavant et qui étaient d’une grande utilité.
La sphère émettait des sons à peine audibles et des lueurs glissaient parfois sur sa surface, sur les innombrables facettes qui en formaient la contexture.
Baslow était là avec ses trois assistants, toujours affairés et méthodiques, ce qui donnait à Marts l’impression (redoutable à son sens) qu’on allait agir sur lui. Comment ? Il n’en avait aucune idée mais sa conviction demeurait : un cobaye, il allait devenir un cobaye.
Le redire ? Hurler de nouveau sa colère, sa vindicte ? A quoi bon…
Il suivait du regard les allées et venues des quatre personnages sans rien y comprendre, bien entendu.
Ce fut Karine qui vint enfin vers lui :
— Marts…, j’ai une question à vous poser.
Il la regarda. Elle était belle, sinon souriante, mais bienveillante et Marts, comme tous les médiocres, se méfiait de toute avance, se demandant immédiatement quel marché on allait lui proposer, tant il est vrai que certains êtres ignorent la gratuité de la chaleur humaine.
Il ne répondit rien. La fixa. Il était homme et malgré tout ne pouvait être insensible à sa beauté de grande fille bien en chair.
— Marts, écoutez-moi. C’est grave !
Il jeta autour de lui un regard égaré. Allait-on l’étendre sur quelque planche de vivisection ? Le torturer ? Étudier froidement les réactions d’un malheureux disséqué vivant ?
Il vit le regard dur de Baslow, les yeux étranges, aux expressions indéfinissables de la mystérieuse Yal-Dan, le visage franc et net d’Éric.
Aucun cependant ne le rassurait.
Il était sur la défensive, condamné déjà, mais retrouvant les affres de l’instruction juridique, sans le secours d’aucun avocat.
— Marts…, depuis votre arrestation… avant même… avez-vous songé à… ce qui s’était passé sur le Pélican ?
Il se crispa, serra les lèvres, cracha plus qu’il ne lança :
— Vous n’avez pas le droit de me demander ça ! Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Je suis condamné à mort ! Oui… j’ai tué Perkovan !… Une connerie, que j’ai fait ! Mais après tout… Il m’a piqué une gonzesse… Et c’était pas la première !
Il parla ainsi une minute ou deux, exprimant sa rancœur de mâle frustré, et vexé dans sa vanité imbécile.
Karine le laissait se défouler, ainsi que les trois autres.
Il baissa soudain la tête :
— Faites de moi ce que vous voulez !
La voix de la jeune femme était à peine altérée quand elle reprit :
— Vous avez tort de vous révolter ainsi… Il n’est plus question de votre mort… de votre (Elle buta sur le mot.) exécution…
Il parut abasourdi trente secondes, avant d’éructer :
— Alors, quoi ?
— Répondez-moi !
— Vous voulez savoir si je… si j’ai…
— Du remords. Oui, c’est cela.
Il ouvrit la bouche, voulut parler et se tut, comme effaré de ce qu’il aurait pu dire.
Le remords ? Sentiment qui met l’homme en marche vers la rédemption, est-ce qu’il connaissait cela, lui, le brutal, le jaloux ?
Il sentait les quatre paires d’yeux qui l’observaient. Karine dit encore :
— S’il vous fallait revivre cette scène…
Il bondit sur son siège.
— Ah !… Mais qu’est-ce que… ? Foutez-moi la paix ! Je ne veux pas !… Tuez-moi tout de suite…
Il allait s’élancer. Éric, qui le guettait, pressa un bouton.
Stoppé dans l’élan qui allait le jeter hors du fauteuil, Marts se débattait, serré dans d’invisibles liens. En fait, l’assistant de Baslow venait de déclencher un subtil réseau d’ondes bleues, bien utiles pour maîtriser les forcenés.
Il grinçait des dents, le malheureux, mais il comprenait déjà que toute action était inutile. On le tenait bien.
Tout en sachant que c’étaient là des ondes musclées, il n’en éprouvait pas moins une certaine horreur en se sentant dans les lacs d’une invisible pieuvre.
Baslow avait fait un signe à Karine. A son sens, l’interrogatoire était stérile. Marts en restait au stade primaire. Il avait tué, au nom de sentiments bien vils. Par humanité, on avait confié à Karine le soin d’entamer le dialogue, mais c’était encore trop tôt sans doute.
Alors, renonçant à entrer en contact avec cette âme fruste et ténébreuse, ils se livrèrent à l’expérience.
Immobilisé, grinçant des dents, Marts sentit qu’on lui ajustait aux tempes des plaques de métal. Puis il sentit un froid à la nuque et devina qu’un pareil système cherchait à approcher la région du cervelet.
Les poignets, à leur tour, furent ceints de bracelets de métal auxquels attenaient des fils multiples, dont l’écheveau se perdait sous les écrans circulaires.
Respirant de façon frénétique, telle une bête aux abois, le misérable les vit mener à bien la mise au point de l’expérience.
Puis la nuit se fit dans le labo.
Il ne voyait que vaguement, devant lui, la sphère prismoïde. L’irradiation en était très atténuée et les sons quasi imperceptibles. Pourtant il était fasciné par cet objet insolite, le voyait et l’entendait.
Et dans cette relative clarté, Marts sentait bien que les laborantins ne perdaient aucune de ses réactions. On l’observait. Moins visuellement sans doute que par un système radiant, qu’il pressentait plutôt qu’il ne le connaissait.
En effet, le fauteuil, les électrodes qui attenaient à son organisme, avaient entre autres destinations celle d’un tableau lumineux où des graphiques se dessinaient, indiquant de manière subtile les moindres tressaillements physiologiques du sujet en symbiose avec ses états d’âme.
Mais lui, bientôt, devait négliger cette angoisse de se sentir épié. Il allait en venir, dans les instants qui suivirent, jusqu’à oublier le reste du monde.
Les assistants ne parlaient pas. Marts devinait leurs silhouettes serties de pénombre, les tenues blanches faisant des taches blafardes dans la semi-obscurité.
Mais lui regardait la sphère. La sphère qui, irrésistiblement, l’attirait.
Cela dura un moment. Il n’y eut qu’à certaines secondes le cliquetis d’une manette qu’on déplaçait, d’une commande qu’un doigt délicat bougeait légèrement de place, les scientifiques réglant avec la dernière minutie les appareils.
Marts, le cœur serré, se croyait maintenant devant un écran. Un écran de télévision cosmique, de fantastique cinéma.
La sphère irradiait et cette irradiation augmentait d’intensité. Si bien qu’elle absorbait désormais toute l’attention du malheureux, qu’il ne voyait plus qu’elle. Il se sentait tellement en accord, qu’il le voulût ou non, qu’il lui devenait impossible d’en détourner ses regards, de refuser d’y attacher toute sa personnalité.
Subjugué, emporté, fasciné, envoûté, il regardait. Cela semblait un œil énorme, un voyant titanesque. Il ne savait plus que ce n’était qu’un instrument, un globe à facettes fait en réalité de métal, de verre, de plastique. Non ! cela lui semblait vivre, l’appelant, le guidant dans un univers autre.
Sur l’écran, Baslow et ses assistants pouvaient suivre avec satisfaction l’évolution des graphiques dont l’oscillation attestait la mise en condition du condamné, ce condamné auquel on promettait inexplicablement la vie sauve.
Marts voyait maintenant des images se préciser, des scènes apparaître. C’était un film assurément, puisqu’il reconnaissait des paysages familiers, des physionomies connues, des silhouettes déjà entrevues. Des êtres de rencontre et d’autres, longuement fréquentés, aimés ou haïs…
La mer…
La mer n’est pas devant Marts, figurée sur un écran. Non, elle est là, elle palpite, elle vit, cette source éternelle d’où jaillirent les créatures.
À demi conscient, Marts réalise tout à coup qu’il aspire le vent aigre et salé du grand large, qu’il perçoit le long ululement d’une forte brise, qu’il sent déjà rouler sous lui un plancher légèrement instable comme celui d’un navire.
Il lutte pour comprendre, pour s’arracher à l’emprise de ce songe – est-ce vraiment un songe ? L’a-t-on hypnotisé ? – et retrouver un peu d’une lucidité qu’il sent décroître.
Mais ces visages ? Ces décors ? Il vient de les voir. De les « revoir ».
Parce que c’est justement du déjà vu. Des souvenirs. Des rappels du passé, de ce qui a constitué la trame de son existence jusque-là.
Souvenirs de tendresse et de violence, de volupté et de colère, gamme infinie de sensations humaines.
Un homme tel que Marts, primaire, peu dégrossi, ne les a sans doute jamais éprouvés avec un souci d’auto-analyse. Mais alors que cela accourt en foule au nom d’il ne sait quel retour mnémotechnique, ce flux des jours disparus l’envahit d’une émotion profonde.
Cette femme ? Il croit encore sentir le parfum de sa chair… Cet homme… Il a dû trafiquer avec lui dans il ne sait quelle officine… Et encore… ?
Image brève, qui le poignarde. Sa mère, depuis longtemps disparue…
De nouveau, l’océan. Il vogue. Il vogue.
Le vent de mer souffle et pénètre ses poumons. Instinctivement, en matelot qu’il est, qu’il reste malgré tout, il soulève ses épaules, absorbe cet air à la fois virulent et exaltant et sa poitrine en est tout irradiée.
L’océan… Un navire…
Le Pélican.
Insidieusement, Marts est possédé par le souvenir. Les multiples souvenirs afférents à sa navigation sur ce bâtiment.
Mais il se sent maintenant mal à l’aise. Le film-rêve devient obsédant. Il se retrouve sur le Pélican. Mais qu’est-ce que cela signifie ?
La brume…
Où est le bateau ? Quelque part sur un océan lui-même recouvert de grandes traînées de brouillard. Et cela devient compact et on avance et on s’enfonce lentement avec toute la prudence du capitaine dans cette masse d’ouate grise et froide.
Marts a froid, en effet.
Il est sur le pont. Il se sent dans un état bizarre. Son cœur bat, comme il battait alors que…
Et c’est l’épouvante qui le pénètre, quand il entend le son caractéristique.
Haletant, il râle :
— La cloche… J’entends la cloche…
La cloche de brume !
La cloche qui appelle, signale, supplie les autres matelots de l’univers au nom des matelots de ce navire, de prendre garde, de n’avancer qu’avec circonspection, parce que tous sont en péril, en péril mortel.
Marts voudrait s’arracher du fauteuil mais l’invisible réseau des ondes musclées le tient bien.
— Je ne veux pas… Je ne veux pas… Non ! Pas la cloche ! Pas la cloche !
Le pont du navire. La brume. Une silhouette.
— Non !
C’est Perkovan. Il l’a reconnu. Le beau, le trop beau Perkovan, la coqueluche des filles dans les ports. Perkovan le séducteur aux mille et une escales d’amour.
Marts râle d’horreur. Parce qu’il se sent dans la peau d’un certain Marts, justement, alors que le navire avançait dans la brume, alors que la cloche de brume lançait son morne signal, et que lui, fou de haine imbécile, fonçait sur Perkovan.
Le geste ! Il voudrait ne pas refaire le geste fatal !
— Arrêtez !… Au secours !
Les oscillographes indiquent une fréquence dangereuse. La voix sèche de Baslow claque comme un fouet :
— Stoppez !
La lumière revient. Plus de vision hallucinante. Dans le fauteuil, Marts, qui n’est plus maintenu par les ondes bleues, mais est à demi évanoui, les yeux révulsés, la bave aux lèvres, encore sous l’impact de l’effroyable aventure qu’il vient de vivre.
De revivre !
Son forfait, le crime abject dont il s’est rendu coupable, l’assassinat de Perkovan.
Tout a été reproduit avec une vérité qui dépasse l’imagination.
Par quel procédé ?
Baslow et les siens peuvent être satisfaits. Mais seul sans doute le professeur possède désormais dans son crâne tous les éléments de ce dispositif si complexe.
Tellement complexe que la majeure partie des données du problème se trouve à des centaines d’années-lumière de l’A-1, dans une nébuleuse encore inexplorée, et que les cosmatelots ont déjà surnommée la nébuleuse des fantômes.